Cet
ouragan passa sur la Martinique en Octobre 1695
UN
OURAGAN
Il y eut cette année dans nos îles un ouragan qui fut des
plus extraordinaires. On entend par ouragan une tempête ou vent
impétueux qui fait tout le tour du compas ; c’est-à-dire
qui parcourt et qui souffle de tous les points de l’horizon les
uns après les autres, de sorte que ce qui a été ébranlé
quand il soufflait d’un côté est emporté, arraché
ou démoli quand il souffle de la partie opposée. Il ne dure
pour l’ordinaire que vingt-quatre heures, et sa plus grande force
ne se fait ressentir que pendant douze ou quinze heures au plus, ce qui
n’est que trop suffisant pour faire de très grands désordres.
Il est ordinairement précédé par un clame, un ciel
serein et un temps fort doux. Peu à peu l’horizon se charge
de nuages et devient gras, comme on parle dans le pays ; on voit ensuite
la mer briser sans qu’on sente le moindre vent. On voit les oiseaux
dans une espèce de quiétude, qui volent de tous côtés,
qui s’approchent des maisons et des falaises comme s’ils cherchaient
des endroits pour se mettre en sûreté. Les bêtes à
quatre pieds s’assemblent et se mettent en troupes comme j’ai
dit qu’elles font quand elles sentent l’approche d’un
tremblement de terre, elles frappent des pieds et meuglent avec quelque
sorte d’effroi. Le vent se lève peu à peu et souffle
enfin avec une impétuosité extraordinaire. Quand il s’accompagne
de pluie, on a sujet à craindre davantage parce que l’eau,
humectant la terre qui soutient les arbres, les cannes, le manioc et les
autres choses qui sont sur la terre, la rend molle, et donne par conséquent
plus de facilité au vent des les arracher que quand le terrain
est sec, et par conséquent plus ferme. On avait prétendu
jusqu’alors que, quand il fait grands coups de tonnerre, il dissipait
le vent et faisait cesser l’orage ; cependant on remarquera tout
le contraire cette année. La
saison des pluies était venue de fort bonne heure, il avait plu
à outrance et il avait tonné effroyablement quantité
de fois, de sorte qu’on se croyait exempt d’ouragan. Mais
la pluie recommença avec plus de force que de coutume le dimanche
deuxième octobre, mêlé de grains de vent furieux avec
de grands coups de tonnerre, elle dura ainsi sans presque discontinuer
jusqu’au vendredi septième qu’elle cessa tout à
coup sur les six heures du matin.
Nous crûmes alors que tout était fini (…) J’étais
donc prêt à remettre toutes choses en leur place et j’avais
déjà fait appeler mon sacristain quand j’entendis
que le vent recommençait à souffler avec plus de violence
qu’il n’avait fait encore. Pour lors, on ne douta plus que
nous eussions un ouragan de vent dans toutes les formes après avoir
essuyé un déluge d’eau avec beaucoup de vent et de
tonnerre les cinq jours précédents.
(…)
Le fort du vent commença sur les deux heures après-midi
par le sud, il vint au sud-ouest, puis à l’ouest, il sauta
au nord sur les sept heures, et acheva le tour du compas avec la même
violence sur les quatre heures après minuit. (…) Il est vrai
que de temps en temps le tonnerre me faisait tressaillir, et que je me
réveillais quelquefois en sursaut, quand le changement de vent
faisait trembler et craque la maison plus qu’à l’ordinaire.
(…)
Le vent et la pluie durèrent encore jusqu’à neuf heures,
mais d’une manière modérée, ce qui me paraissait
en comparaison de ce qu’on avait ressenti pendant cette effroyable
nuit. A midi l’horizon fut clair de tous côtés. Le
vent ordinaire d’est commença à souffler, et le plus
beau temps du monde succéda au plus affreux que l’on eût
vu depuis des années. Mais il ne répara pas les dommages
infinis que l’ouragan avait causés. C’était
une chose pitoyable de voir les arbres abattus les uns sur les autres,
ceux qui étaient demeurés sur pied sans feuilles et sans
branches, les cannes et le manioc arrachés, les cacaoyères
presque ruinées, les maisons renversées ou découvertes,
les chemins rompus ; les endroits les plus unis réduits en fondrières
et en ravinages ; les animaux les plus domestiques étaient devenus
sauvages, ils regardaient avec effroi de tous côtés, et semblaient
ne plus reconnaître les lieux où ils étaient tous
les jours, et véritablement ils n’étaient plus reconnaissables,
car on ne pouvait rien ajouter à la désolation qu’on
voyait de tout côté.
(…)
Pendant que le vent était d’ouest, il fit tellement enfler
la mer et la porta avec tant de violence contre la terre qu’elle
emporta une batterie de huit canons qui étaient à l’embouchure
de la rivière Saint-Pierre, elle ruina une partie des murailles
du fort, les logements du général, avec l’angle du
côté de l’ouest. Six ou sept vaisseaux et quantité
de barques vinrent côte à côte, ou la plupart furent
mis en pièces. Toute cette grande et longue rue qu’on appelait
la Galère, de plus de sept à huit cents pas de longs, fut
tellement ruinée qu’on ne pouvait pas reconnaître le
lendemain les lieux où il y avait eu des maisons, tant la mer y
avait apporté ou découvert de grosses roches.
(…)
L’ouragan dépeupla presque entièrement nos îles
de perdrix et de grives et l’on fut près de trois ans sans
en voir comme on en voyait auparavant.
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