Extrait de Voyage aux Isles ; Chronique aventureuse des Caraïbes 1693-1705
JEAN-BAPTISTE LABAT

Cet ouragan passa sur la Martinique en Octobre 1695

UN OURAGAN
Il y eut cette année dans nos îles un ouragan qui fut des plus extraordinaires. On entend par ouragan une tempête ou vent impétueux qui fait tout le tour du compas ; c’est-à-dire qui parcourt et qui souffle de tous les points de l’horizon les uns après les autres, de sorte que ce qui a été ébranlé quand il soufflait d’un côté est emporté, arraché ou démoli quand il souffle de la partie opposée. Il ne dure pour l’ordinaire que vingt-quatre heures, et sa plus grande force ne se fait ressentir que pendant douze ou quinze heures au plus, ce qui n’est que trop suffisant pour faire de très grands désordres. Il est ordinairement précédé par un clame, un ciel serein et un temps fort doux. Peu à peu l’horizon se charge de nuages et devient gras, comme on parle dans le pays ; on voit ensuite la mer briser sans qu’on sente le moindre vent. On voit les oiseaux dans une espèce de quiétude, qui volent de tous côtés, qui s’approchent des maisons et des falaises comme s’ils cherchaient des endroits pour se mettre en sûreté. Les bêtes à quatre pieds s’assemblent et se mettent en troupes comme j’ai dit qu’elles font quand elles sentent l’approche d’un tremblement de terre, elles frappent des pieds et meuglent avec quelque sorte d’effroi. Le vent se lève peu à peu et souffle enfin avec une impétuosité extraordinaire. Quand il s’accompagne de pluie, on a sujet à craindre davantage parce que l’eau, humectant la terre qui soutient les arbres, les cannes, le manioc et les autres choses qui sont sur la terre, la rend molle, et donne par conséquent plus de facilité au vent des les arracher que quand le terrain est sec, et par conséquent plus ferme. On avait prétendu jusqu’alors que, quand il fait grands coups de tonnerre, il dissipait le vent et faisait cesser l’orage ; cependant on remarquera tout le contraire cette année. La saison des pluies était venue de fort bonne heure, il avait plu à outrance et il avait tonné effroyablement quantité de fois, de sorte qu’on se croyait exempt d’ouragan. Mais la pluie recommença avec plus de force que de coutume le dimanche deuxième octobre, mêlé de grains de vent furieux avec de grands coups de tonnerre, elle dura ainsi sans presque discontinuer jusqu’au vendredi septième qu’elle cessa tout à coup sur les six heures du matin.
Nous crûmes alors que tout était fini (…) J’étais donc prêt à remettre toutes choses en leur place et j’avais déjà fait appeler mon sacristain quand j’entendis que le vent recommençait à souffler avec plus de violence qu’il n’avait fait encore. Pour lors, on ne douta plus que nous eussions un ouragan de vent dans toutes les formes après avoir essuyé un déluge d’eau avec beaucoup de vent et de tonnerre les cinq jours précédents.
(…)
Le fort du vent commença sur les deux heures après-midi par le sud, il vint au sud-ouest, puis à l’ouest, il sauta au nord sur les sept heures, et acheva le tour du compas avec la même violence sur les quatre heures après minuit. (…) Il est vrai que de temps en temps le tonnerre me faisait tressaillir, et que je me réveillais quelquefois en sursaut, quand le changement de vent faisait trembler et craque la maison plus qu’à l’ordinaire.
(…)
Le vent et la pluie durèrent encore jusqu’à neuf heures, mais d’une manière modérée, ce qui me paraissait en comparaison de ce qu’on avait ressenti pendant cette effroyable nuit. A midi l’horizon fut clair de tous côtés. Le vent ordinaire d’est commença à souffler, et le plus beau temps du monde succéda au plus affreux que l’on eût vu depuis des années. Mais il ne répara pas les dommages infinis que l’ouragan avait causés. C’était une chose pitoyable de voir les arbres abattus les uns sur les autres, ceux qui étaient demeurés sur pied sans feuilles et sans branches, les cannes et le manioc arrachés, les cacaoyères presque ruinées, les maisons renversées ou découvertes, les chemins rompus ; les endroits les plus unis réduits en fondrières et en ravinages ; les animaux les plus domestiques étaient devenus sauvages, ils regardaient avec effroi de tous côtés, et semblaient ne plus reconnaître les lieux où ils étaient tous les jours, et véritablement ils n’étaient plus reconnaissables, car on ne pouvait rien ajouter à la désolation qu’on voyait de tout côté.
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Pendant que le vent était d’ouest, il fit tellement enfler la mer et la porta avec tant de violence contre la terre qu’elle emporta une batterie de huit canons qui étaient à l’embouchure de la rivière Saint-Pierre, elle ruina une partie des murailles du fort, les logements du général, avec l’angle du côté de l’ouest. Six ou sept vaisseaux et quantité de barques vinrent côte à côte, ou la plupart furent mis en pièces. Toute cette grande et longue rue qu’on appelait la Galère, de plus de sept à huit cents pas de longs, fut tellement ruinée qu’on ne pouvait pas reconnaître le lendemain les lieux où il y avait eu des maisons, tant la mer y avait apporté ou découvert de grosses roches.
(…)
L’ouragan dépeupla presque entièrement nos îles de perdrix et de grives et l’on fut près de trois ans sans en voir comme on en voyait auparavant.

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